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Indomptable
Mars 2022 – Libanaise, Hoda Aouad Sharkey est une membre de L’Arche de longue date.
Hoda répond pour nous à la question « Qu’est-ce qui nourrit ta vie intérieure ? »
Ma vie intérieure est un animal sauvage, indépendant et indomptable. Il me faut l’approcher avec douceur, accueillir l’intensité de sa présence, trouver les moyens de l’apprivoiser tout en sachant que je n’en ferai jamais un animal domestique. Ma vie intérieure n’aime pas le bruit, l’agitation, les mondanités, la vanité, la fatuité et les boutiques sur les autoroutes. Elle leur préfère le silence, la solitude, le ressac des vagues sur la plage, le battement d’ailes d’un oiseau qui s’envole, et les épiciers qui se souviennent de mon nom. Ma vie intérieure m’échappe : je l’invite à mes séances de prière quotidiennes : parfois, elle daigne m’y rejoindre, parfois pas.
Je m’en rapproche quand j’écris. Elle apprécie de voir les mots émerger, former une phrase, redessiner le visage des disparus qui me sont chers, survoler l’agonie sans fin de mon pays, ou évoquer le plaisir d’un « Knéfé » (une pâtisserie libanaise) dégusté sur une terrasse ensoleillée à Beyrouth. Ma vie intérieure admet les contradictions de l’exil et les miennes : elle est assez large pour englober des notions contraires. Elle se montre en revanche intransigeante avec les expressions que je choisis pour écrire. Elle supporte à peine qu’à l’oral je puisse trahir ma pensée, mais à l’écrit, elle est intraitable : « C’est quoi ça ? Recommence ! Tu ne vas pas parler de moi avec ces termes ampoulés ! » Elle m’incite à continuer à chercher le mot juste, la phrase pertinente et quand, enfin, elle et moi sommes d’accord — ce qui est le cas en ce moment — et qu’elle apprécie ce que j’ai écrit, nous passons ensemble un petit moment de complicité, fugace et précieux.
Ma vie intérieure encourage mon envie d’écrire. Elle sait que pour moi, c’est une façon de la protéger, de lui donner accès à la parole, à l’expression. Elle a tellement de choses à dire ! Elle ne comprend pas toujours mes atermoiements :
— Mais enfin, qu’est-ce que tu attends pour te mettre sérieusement à ton second livre ?
— Je n’arrive pas encore à refuser toutes les sollicitations qui grignotent mon temps de créativité : j’ai du mal à dire non.
— Quand tu dis non aux sollicitations, tu me dis oui à moi !
— Oui, non, enfin oui… mais non, pour tout t’avouer, l’énormité de la tâche me fait un peu peur.
— C’est parce que tu penses à la tâche entière ! C’est bout par bout qu’on écrit, patate. Tu l’as déjà fait ! Et je suis là, avec toi !
Il n’y a qu’elle qui peut me traiter de patate. Mais je suis quand même flattée par son insistance, par le besoin qu’elle manifeste que je me mette à son service, par le fait qu’elle me dise que je suis la seule à pouvoir le faire.
Ma vie intérieure peut aussi me surprendre là où je ne l’attends pas. Quand je sors pour accueillir mon petit-fils, tard dans la nuit, et qu’il se jette spontanément dans mes bras. Quand je croise le regard affectueux et apaisé d’André et que je me remémore sa violence effrayante à mes débuts à l’Arche. Quand Béatrice se plante devant moi avec un grognement sourd et que je finis par comprendre qu’elle veut que je noue son lacet. Quand je le fais, et qu’elle me sourit, je me dis que c’est quand même étrange que ma vie intérieure, si exigeante par ailleurs, puisse se satisfaire d’un geste aussi banal !
Hoda Aouad-Sharkey
Hoda Aouad-Sharkey est auteur d’un premier livre, ROBES DE SOI – Au fil d’une guerre, recoudre une vie, édité aux Editions AUTEURS DU MONDE. Dans ce livre, elle évoque notamment sa traversée de la guerre civile au Liban (1975-1990).