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Le gardien
Juin 2021 – Hindou originaire de Kerela et ancien responsable national de L’Arche en Inde,
Rajeevan CC est aujourd’hui délégué international pour plusieurs pays au sein de L’Arche International.
Rajeevan raconte ici une rencontre qui l’a transformé.
Il y a vingt-sept ans, j’ai quitté l’université. À ce moment-là, j’ai eu à réfléchir à la vie. À ma vie. À ma vie au-delà du travail et des affaires. Ayant entendu parler de Asha Niketan, le nom de L’Arche en Inde, je décidai de rejoindre la communauté de la ville de Chennai. L’ancienne Madras était à cinq cents kilomètres de chez moi. Ce fut un long trajet, quinze heures de train.
La nuit était tombée, épaisse et humide, quand j’arrivai finalement à Asha Niketan Chennai. Je me rappelle des personnes accueillies errant ça et là, dans la communauté, après le dîner. Hazel, responsable de communauté, m’accueillit et me proposa une chambre pour cette première nuit. J’étais très timide, et me sentis perplexe, confus et frustré. Un peu perdu, sans doute. Que diable étais-je venu faire dans cette galère ? Malgré une grande fatigue, je ne pus fermer l’œil de la nuit, dans ma petite cellule. Après de longues heures de cogitations, je pris la décision de quitter cet endroit dès que possible, aussitôt le jour revenu. À cinq heures du matin, j’ouvris ma porte et partis en quête d’une salle de bain.
Arrivé près de la salle d’eau, j’aperçus soudain une ombre. Je me rapprochai prudemment, et découvris un homme entre deux âges, qui tenait un journal à l’envers. Un œil fermé, un œil ouvert, me dévisageant d’un air étrange, il semblait essayer de me dire quelque chose. Tremblant comme une feuille, je restai là, incapable de faire un mouvement, ou de dire quoi que ce soit. Enfin, très doucement, je repartis en arrière et regagnai ma chambre. J’abandonnai l’idée de me laver.
Quarante-cinq minutes plus tard, je repris mon idée de départ. Je préparai mes affaires, et partis sur la pointe des pieds, directement vers la porte d’entrée, cette fois. À nouveau, il était là. Son journal à l’envers, un œil fermé, me fixant de l’autre de son air interrogatif, mon étrange gardien se tenait au beau milieu de l’entrée. J’attendis un long moment. Il ne bougea pas. Je revins dans ma chambre. Ce type avait fait tomber à l’eau mes projets d’évasion.
Alors, je restai.
Quelques jours plus tard, durant une rencontre communautaire, je fus accueilli par Jayakumar. C’était lui, le « type étrange de l’autre nuit ». Jayakumar me tendit une fleur magnifique, la face illuminée d’un large sourire. Ensuite, il me serra dans ses bras, comme un grand frère. Jayakumar était l’un des membres fondateurs de Asha Niketan, un membre fondateur avec handicap. C’était un homme accueillant, hospitalier, simple, un cœur sincère, acceptant les gens tels qu’ils étaient… c’était, je peux aujourd’hui l’affirmer, un homme de Dieu.
Jayakumar avait cette habitude de fermer un œil, lorsqu’il regardait quelqu’un. J’en vins à considérer cela comme sa façon de se concentrer sur l’aspect unique et précieux de son interlocuteur, et de laisser de côté les ombres, la face obscure. Nous sommes devenus de très proches amis. Homme accueillant, homme de la célébration, il m’a appris à accueillir, à célébrer, à être présent pour l’autre. Il fait partie de ceux qui m’ont aidé à être fidèle à la mission de L’Arche. C’est pour cela que je suis tellement reconnaissant de cette première rencontre, malgré son caractère mystérieux et presque effrayant. Cette rencontre a changé ma vie.
Jayakumar est décédé il y a quelques années. Y penser me rend un peu triste, mais je sais que mon gardien repose en paix dans les mains de Dieu, et que de là, il garde un œil bienveillant sur moi.
Rajeevan CC