S'abonner pour recevoir "La Vie Intérieure" par mail
Accueil > Hors les murs > La vie intérieure > La Révolution du boulanger
La Révolution du boulanger
Avril 2021 – Membre de longue date de L’Arche au Royaume-Uni, Jim Cargin travaille aujourd’hui pour L’Arche Internationale.
Jim raconte ici une rencontre qui l’a transformé.
J’ai du mal à le croire, mais cela fait déjà dix ans que le geste simple et chaleureux d’un boulanger de Bruxelles m’a amené à regarder l’humanité d’un œil neuf. Voici l’histoire. En partant de « La Branche », nom du foyer de L’Arche où je vivais alors, mon trajet vers le bureau me faisait passer devant une petite boulangerie. Par la devanture, on devinait des écritures turques sur certains paquets. Comme moi, la famille qui tenait cette échoppe avait quitté son pays natal, pour s’établir en Belgique. Chaque matin, j’entrais acheter un croissant chaud. Façon pour moi de commencer la journée de travail du bon pied. Cette routine s’est installée, pendant plusieurs mois. Une balade, un saut dans la boutique, un échange pièce contre croissant, et voici un client heureux qui poursuit son chemin.
Par un beau matin de mai, fidèle à mon habitude, j’entrai. Personne d’autre, dans la boutique. Le boulanger arriva au comptoir. Et là, catastrophe ! Je découvris avec embarras que j’avais oublié mon portefeuille à la maison. Je fouillai chacune de mes poches. Rien. Pas un centime ! Le boulanger attendait patiemment, le petit sachet de papier marron déjà en main. Mais moi, tout en me traitant intérieurement de parfait imbécile, déjà je tournai les talons. Partir semblait bien la seule chose qu’il me restât à faire. Pas d’argent, pas de croissant. C’était ainsi que le monde tournait. C’est alors qu’arriva l’évènement. Bien qu’ayant remarqué ma confusion, et compris sa cause, le boulanger me fixa du regard, le sachet marron toujours tendu vers moi : « Choisissez ! » De toute évidence, l’absence d’argent n’était pas un problème. Je le regardai, encore plus perturbé. Ce genre de chose n’arrive tout simplement pas. Pas à moi, en tout cas. Et pourtant, il était là, souriant, sachet en main. Il montra les viennoiseries. Ça n’était donc pas une blague. Je désignai timidement un croissant, qu’il mit aussitôt dans le sac, avant de me tendre le tout, un large sourire sur le visage. « Merci, monsieur » balbutiai-je avant de continuer mon chemin, pensif.
Comment se fait-il que ce souvenir soit encore si vif, après toutes ces années ? Le truc, c’est que normalement, notre relation était conditionnée par nos conditions respectives de « vendeur » et de « client ». Mais ce jour-là, il a dit « Non ! » L’économie, les relations financières ont certes leur rôle, mais ce boulanger-là dansait sur une mélodie tellement plus profonde : je n’étais pas vu comme un simple client, mais comme un compagnon humain. Au-delà des contours de notre relation habituelle, il nous a invités tous les deux dans un nouvel espace. Il voulait partager son pain, et ne laisserait pas mon manque d’argent se mettre en travers de ce projet.
Pour moi, cette rencontre, très brève, réaffirme quelque chose de fondamental à propos de notre vie en société : il y a tellement plus, dans une personne, que son étiquette temporaire. Il n’existe pas, celui qui est « juste un tenancier de magasin », « juste un client », « juste un utilisateur » : chacun, chaque personne est un être humain complet, avec son histoire propre, ses dons propres, sa propre créativité. Dans un monde de plus en plus polarisé et incertain, pourquoi ne pas rallier la révolution du boulanger ? Allons à la rencontre de quelqu’un qui, en apparence, diffère vraiment de nous, que ce soit par la foi, l’apparence, le statut social, la sexualité, la nationalité, le rôle, etc. Face à cet autre, disons-nous « Oui, cette personne, elle est l’une d’entre nous », et laissons cette vérité nous habiter toujours plus profondément.
Jim Cargin.