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« T’en fais pas, la vie est belle ! »
Octobre 2022 – Responsable adjointe pour la région Hauts-de-France / Normandie au sein de L’Arche en France, Elisabeth Laurent se souvient d’une rencontre qui l’a transformée : celle de Claudine Didou, dans les années 90, à L’Arche Les Sapins en Charente.
Dans les années 1990, j’étais engagée avec ma famille à L’Arche des Sapins, en Charente. Lors d’une formation, j’avais reçu l’exercice suivant : rendre grâce, chaque soir pendant dix minutes, et noter ensuite ce pour quoi j’avais rendu grâce. L’exercice semble simple, mais il était ardu et, chaque soir, je me demandais ce que j’allais bien pouvoir trouver à écrire.
Heureusement, Claudine Didou fut là pour m’aider. Claudine vivait à L’Arche des Sapins à l’époque. Un problème de santé l’ayant retirée de son activité dans les vignes, elle venait chez moi deux après-midis par semaine. Son visage malicieux jubilait quand elle arrivait, les bras remplis de brassées d’oseille, de persil, et de fleurs dont les tiges trainaient jusqu’à terre avec leurs racines. Elle m’expliquait comment elle les avait sauvées d’une pluie certaine, qui les aurait définitivement anéanties.
Elle n’était pas toujours commode, et les vieux planchers du foyer résonnaient de ses colères, dans un son de roulement de tambour. Mais, avec elle, j’apprenais à me réjouir des cerises et du tilleul, bientôt bons à cueillir. Je ne risquais pas de passer à côté : elle le répétait sans cesse. Dans la même après-midi, elle racontait plusieurs fois de suite les mêmes histoires, guettant ma réaction : le nombre d’enfants sans cesse croissant de notre famille, l’infirmière qui l’avait prise pour la mère de sa responsable de foyer, et l’hôpital de Bordeaux où on l’avait encore appelée « Madame », et non « Mademoiselle » … C’était une maitresse de maison aguerrie, surveillant l’état de mes éponges, le niveau de cire dans mes bidons, me faisant, à force d’insistance, acheter un loup pour les toiles d’araignées. Après son passage, la salle de séjour embaumait et, malgré mes tentatives pour l’en empêcher, les meubles étaient alignés en enfilade le long des murs : Claudine aimait l’ordre, et bénéficiait d’une force prodigieuse.
Elle avait l’art de savoir se faire inviter : « Quand A. et M. habitaient ici, ils m’invitaient parfois à manger … » disait-elle. Et aussi : « J’aime bien être invitée à déjeuner… Mon dessert préféré est la crème au chocolat… L’omelette avec de l’oseille, c’est bon… Le jeudi est un bon jour pour m’inviter… »
En épluchant les légumes pour la soupe, nous écoutions ses cassettes, et en reprenions les refrains à pleine voix. Ses chansons préférées étaient « Habillez-vous comme les fleurs des champs, ne laissez pas s’échapper le printemps » et « T’en fais pas la vie est belle, comme un vol d’hirondelles ». Nous les chantions à tue-tête dans la voiture, tandis que je la ramenais au foyer par le petit chemin caillouteux. Le soir, en pensant à Claudine, j’avais de plus en plus de choses à noter dans mon cahier.
Quand Claudine commença à perdre ses cheveux, elle n’en fit pas une grande affaire. Parfois, en riant, elle sortait de son corsage le coussinet en mousse qui servait à remplir son soutien-gorge. Ses cheveux, autrefois raides et qui repoussèrent bouclés, furent une nouvelle occasion de rigolade. J’ai parfois mis sur le compte de son handicap le naturel et la simplicité avec lesquels elle accueillait ces changements. En fait, elle me faisait toucher du doigt un authentique art de vivre. Claudine, si coquette en matière de robes fleuries et de pantoufles charentaises, abordait la mort avec lucidité et liberté. « Ma mère avait la même maladie », rappelait-elle. Claudine est décédée tout doucement, deux ans plus tard, dans son foyer du Cep, en écoutant un chant du Cantique des cantiques. « Il vient me chercher mon bien-aimé, il vient, il bondit sur les collines ! »
Elisabeth Laurent